Du stade au canapé : les nouveaux sportifs
Ces dernières années ont vu apparaitre un sport d’un genre nouveau :
l’e-sport, une discipline qui voit s’affronter des joueurs lors de compétitions de jeux vidéo. La Belgique tarde à faire émerger ses premières stars. Mais les acteurs du jeu vidéo commencent à se mobiliser, et quelques structures se démarquent. Tout doucement, le secteur rattrape son retard.
On pourrait se croire à un de ces après-midis sans fin passés chez le seul pote de la bande avec Fifa18, canettes de coca et chips posés sur la table basse. Huit joueurs s’affrontent pour le délire dans un petit tournoi, le vainqueur remporte un prix symbolique et le respect de ses pairs. Très vite les vannes fusent à la première occasion manquée, et les amoureux du beau jeu ne manquent pas de s’extasier à chaque grigri de Cristiano Ronaldo. Sauf que, à y regarder de plus près, il est tout de même étonnant de tomber sur les représentants d’un grand groupe énergétique ou d’un club de Jupiler League. Et puis quand même, que viennent faire dans cette histoire les maillots officiels du RC Mouscron, du Standard de Liège, du Sporting Charleroi ou même du RCS Anderlecht?
Une correction s’impose donc: en cette belle journée plus ou moins ensoleillée de mai, nous assistons à un tournoi organisé dans les locaux du centre d’entraînement des Mauves, dans le Sud-Ouest d’Anderlecht. “Il n’y a pas vraiment d’enjeux, puisque le vainqueur gagnera une place pour un match de Jupiler League. On est surtout là pour se détendre”, avoue Jason de Villers, joueur du Sporting Charleroi, une queue de billard à la main. “On se marre bien entre nous, il y a toujours une bonne ambiance.” Jason est l’un des quatre e-sportifs professionnels venus aujourd’hui représenter leurs clubs respectifs face aux quatre amateurs confirmés qualifiés pour l’événement. Certes la saison est déjà terminée, et l’événement n’attire pas beaucoup de spectateurs mis à part quelques connaissances. Mais la scène est assez significative. L’e-sport, abréviation de “electronic sports”, est une discipline jeune dont les prémisses d’une structure professionnelle commencent à peine à surgir, et qui est encore méconnue du grand public. Des “sports” qui incluent d’ailleurs des jeux de guerre (Call of Duty, Counter Strike) ou d’heroic fantasy (League Of Legends).
"C'est un peu comme les échecs, où tout se passe dans la tête"
Cette nouvelle conception du sport pose débat, puisqu’une manette et une console suffisent pour remplacer les séances de pompes et abdos. “Ce n’est pas un sport tout à fait physique, opine Romain Becquelin, journaliste freelance pour le magazine Millenium et ancien joueur de volley en compétition. Mais cérébralement, au niveau des sensations, il est proche d’un sport. Cela demande une certaine dextérité et des réflexes. C’est un peu comme les échecs, où tout se passe dans la tête: il faut établir des stratégies, de techniques… Et puis, il y a des entraînements au quotidien”.
Apparu il y a un peu plus de dix ans en provenance d’Asie, l’e-sport commence en tous cas à pointer le bout de son nez en Europe. Ses revenus ne cessent d’augmenter depuis trois ans, passant de 100 millions d’euros en 2015 à 209 en 2017, boostés en grande partie par la Suède, la Pologne, l’Allemagne ou encore l’Espagne. La France commence à rattraper son retard également, avec un tout nouveau statut accordé en 2016 et un taux de croissance de son audience qui devrait s’établir à 20,60% pour l’année 2017-2018. Au niveau mondial, l’e-sport brasse près de 700 millions d’euros, avec un taux de croissance annuel qui pourrait atteindre 37,6% d'ici 2030 d'après le think tank Idate. Le marché est devenu suffisamment conséquent pour que le Comité Olympique reconnaisse la discipline comme un sport, ouvrant ainsi la possibilité de la voir aux Jeux Olympiques 2024. En attendant, la compagnie Intel a tout de même obtenu l’autorisation pour réaliser un tournoi e-sport en marge des JO d’hiver 2018 à PyeongChang. Une nouvelle pas si étonnante que ça, puisque de l’autre côté du globe l’e-sport a totalement décollé. Pour s’en convaincre, il suffit de le voir inscrit dans la liste des disciplines sportives inscrites pour les Asian Games de cet été, l’équivalent asiatique des Jeux Olympiques. “En Corée du Nord ou en Chine, les joueurs sont reconnus comme des stars à part entière, analyse Romain Becquelin. Les salaires peuvent monter jusqu’à cinq millions d’euros pour le plus gros. En Chine, il y a même des cours de jeux vidéos!”. Les chiffres donnent raison à notre spécialiste: l’Asie de l’Est devrait représenter à elle seule 53% des audiences de l’e-sport en 2018. Pékin a même réussi l’exploit de remplir un stade de 40 000 personnes lors de la finale des championnats du monde du jeu League of Legends en novembre 2017. Les places, vendues à 62 euros, se sont écoulées en quelques minutes, obligeant certains fans à débourser 1 700 euros au marché noir.
Petit poisson deviendra grand
Et la Belgique dans tout ça? Eh bien, au milieu de tout ce beau monde, notre cher pays ne pèse pas bien lourd, mais commence tout doucement à rattraper son retard. Les tournois prennent de plus en plus d’ampleur, les cash prizes (les primes des tournois) gonflent et des grandes marques commencent à se pencher sur la question. Une apparition sur le marché qui doit beaucoup à Philippe Bouillon. L’homme est partout: à la fois président et fondateur de la Fédération Wallonie-Bruxelles de Sports Électroniques, coordinateur général des tournois Circus E-Sport Tour, manager e-sport pour le Sporting de Charleroi, et j’en passe. “J’ai mon mot à dire sur beaucoup de sujets, même si je ne suis pas forcément cité, confesse-t-il. Je suis le premier en Belgique à prendre l’e-sport au sérieux, tous les gens qui veulent bosser dans le domaine sont forcés de passer par moi”. Passionné de jeux vidéos depuis son enfance, Philippe Bouillon a fondé à l’origine les LouvardGame en 2015, une organisation qui met sur pied des tournois d’e-sport. “Au début on avait du mal à attirer des joueurs, on était beaucoup critiqués sur Internet, se souvient-il. Forcément les cash prizes n’étaient pas très élevés, mais au fur et à mesure nous avons gagné en réputation. De plus gros sponsors sont arrivés, ce qui a apporté aux tournois une plus grosse visibilité. Beaucoup de chemin a été parcouru depuis trois ans”. Philippe Bouillon aime penser qu’il est le premier à proposer un cadre professionnel lors de ses événements. “Les joueurs savent quand ils viennent qu’il n’y aura pas de problème. On verse une partie des revenus des sponsors dans le serveur, la gestion de la structure, les taxes, l’achat de matériel, etc. Surtout, on prévoit toujours un plan B pour la connexion”.
"L'e-sport est très difficile à dompter, il faut prouver sa valeur"
En peu de temps les LouvardGame sont devenus une des plus grandes organisations d’e-sport de Belgique, avec des cash prizes qui sont passés de 750 à 6000€ pour la dernière édition. De modestes sommes par rapport aux 25 millions de dollars distribués lors du tournoi The International de 2017 sur le jeu Dota2, mais qui témoignent d’un développement rapide. “On est les plus gros en tous cas en termes de professionnalisation et de réputation, affirme Philippe Bouillon. On attire 300 joueurs par LAN (le réseau local sur lequel se déroule une compétition), ce qui est peu par rapport aux 750 qu’il y a en Flandre. Mais là-bas ils font surtout de l’entertainment, et les bugs sont assez fréquents. La différence est que nous n’attirons que des joueurs confirmés et des compétiteurs. 70% des joueurs présents à chaque tournoi sont des professionnels”.
La réputation, dans un petit monde en développement tel que celui de l’e-sport en Belgique, est essentielle, “Il ne suffit pas d’allonger les billets. L’e-sport est très difficile à dompter, il faut prouver sa valeur”. Preuve en est, l’échec cuisant qu’ont enregistré les casinos Circus Tour lors de leur entrée en matière en mars de cette année. Malgré un marketing léché, à peine 150 joueurs ont été attirés par l’événement, et certains jeux comme le pourtant très attendu Overwatch n’arrivaient pas à remplir les listes de participants. “Ils étaient très mal gérés. Ils ont organisé le tournoi dans un endroit pas adapté, du coup les gens n’y sont pas allés. L’e-sportif, il faut lui donner envie. Pourtant ils les avaient, les financements”. Autre crime de lèse-majesté, le choix de la tête d’affiche: un homme d’une cinquantaine d’années référencé comme consultant e-sport. “C’est comme si toi t’étais un peu connaisseur en viandes et que tu te retrouvais tête d’affiche des pubs Carrefour, peste Philippe Bouillon. Ce type était absolument inconnu des e-sportifs! Aujourd’hui ils l’avouent eux-mêmes que c’était une erreur de stratégie”.
Des sponsors à gogo
Ce n’est qu’une fois leur réputation établie et avec l’arrivée des joueurs que les LouvardGame ont commencé à attirer les sponsors: la Manufacture Urbaine, le RSC Charleroi, CRS Security, Fun Radio, IPCare, Uniwan… L’organisation a même pêché un gros poisson en la présence de la marque de casques Sennheiser. Cependant les relations s’établissent encore en grande partie sur base de partenariats. “Le but pour les sponsors est de se positionner, car l’e-sport permet de rajeunir la marque, opine Philippe Bouillon. Pour nous c’est une plus grande visibilité. C’est une relation win-win, et cela instaure une relation de confiance”. Administrateur chez la marque de poker EPS, Renaldo, qui a souhaité rester dans l’anonymat, estime que l’accord conclu avec les LouvardGame permet de faire grandir la renommée de son entreprise. “Chacun promotionne les produits de l’autre: flyers, partage d’articles sur Facebook, cadeaux pour des concours, etc”. Avant tout, les LouvardGames permettent à EPS d’organiser des parties de poker lors de leurs tournois, ce qui permet d’attirer les joueurs vers les matchs d’e-sport et inversement. “Ça nous a ramené des nouveaux clients, car on a beaucoup de similitudes avec eux. Les e-gamers restent surtout des joueurs, et ça permet de faire découvrir à chacun l’univers de l’autre”.
'L'e-sport est une discipline en devenir, qui peut nous permettre de ramener des gens au stade"
EPS est loin d’être la seule marque à tirer bénéfice de l’exposition que permet l’e-sport. Conscientes du potentiel que constitue ce nouveau sport, de nombreuses structures commencent également à s’intéresser au phénomène. A l’égal du PSG ou de Monaco en France, certains clubs de Jupiler League ont récemment investi dans l’e-sport. C’est le cas du Sporting Charleroi, qui multiplie les initiatives dans le domaine: recrutement de Jason De Villers en mars dernier (souvenez-vous de lui!), mise sur pied d’équipes sur Counter-Strike et League of Legends, et surtout organisation d’un tournoi sur Fifa en avril 2019. “L’e-sport est une discipline en devenir, qui peut nous permettre de ramener des gens au stade, admet Walter Chardon, directeur commercial du RCSC. Pour l’instant ce n’est pas rentable, ça coûte de l’argent au club, mais il faut investir sur le futur. L’intérêt pour nous est de suivre le mouvement ”. Il y a maintenant un an, le Sporting Charleroi est également devenu partenaire des LouvardGame en leur proposant d’utiliser leurs infrastructures pour l’organisation de tournois. “Ça nous permet d’être reconnus comme un acteur de l’e-sport, et eux ça leur met un coup de projecteur, continue Walter Chardon. Ça va nous nous ouvrir des portes et ça élargira le champ d’action du club. Des firmes qui ne s’intéressent pas à la base au foot pourront dorénavant être attirées par le Sporting Charleroi.”
Vers une professionnalisation du secteur
Depuis son arrivée sur le circuit, Philippe Bouillon milite pour la création d’une fédération, ce qui apporterait enfin à l’e-sport la reconnaissance d’un statut professionnel. Entretemps, quelques fédérations amateurs improvisées par des passionnés ont surgi ici ou là. Mais les choses se compliquent dès les premiers contacts avec les pouvoirs publics: l’e-sport se heurte en effet aux affres du découpage territorial belge. Pour qu’une fédération nationale puisse voir le jour, une fédération amateur doit exister dans chaque région, avec un président, un trésorier et un secrétaire. A Bruxelles, Philippe Bouillon s’est donc mis en contact avec Grégoire Champagne et la société Epsilon. “Le problème c’est que la fédération nationale engloberait celles en dessous, donc ça ne sert à rien de mettre beaucoup d’argent là-dedans, fulmine-t-il. La fédération wallonne est une coquille vide, une fédération fantôme. Et puis, on est en Belgique, chacun défend son petit lopin de terre. Dès qu’il s’agit de se sacrifier pour travailler bénévolement, il n’y a plus personne”, conclut-il, sans viser personne.
"Il suffirait pourtant de lui donner de la visibilité et un cadre légal pour rapidement rattraper le retard"
Mais là n’est pas le seul obstacle. Dans le cas où les acteurs du e-sport belge arrivaient à s’entendre, ils devraient encore passer devant un conseil d’adhésion, puis un autre composé des représentants de chaque fédération sportive belge. Ce n’est qu’une fois que ces derniers donneront leur aval que l’e-sport pourra être reconnu comme une discipline sportive. Une situation qui n’est pas prêt d’arriver pour l’instant: les fédérations ont droit chaque année à un budget fixe, qu’elles devraient d’autant plus se partager si elles venaient à accepter un nouveau collègue. Compliqué. Ce n’est pourtant pas faute d’être entendus par les pouvoirs publics. David Weytsman, chef de file MR au parlement bruxellois, est responsable d’avoir mis en place une première table ronde. “La volonté est d’abord de faire un état des lieux de la législation. Il faut donner une reconnaissance et un encadrement, soutient-il. Cela peut être bénéfique pour les communes, notamment grâce à la construction de nouvelles infrastructures financées par les revenus du e-sport”. Autre point évoqué, l’impulsion d’une autre politique sportive globale qui aurait pour objectif de capter certains jeunes décrochés, et de leur apporter une véritable intégration sociale et professionnelle. Le député semble cependant un peu isolé car, de son aveu, le monde politique méconnaît l’e-sport et n’en comprend pas les enjeux. “Il suffirait pourtant de lui donner de la visibilité et un cadre légal pour rapidement rattraper le retard”, se désole-t-il.
L’absence d’un statut professionnel explique en grande partie la faiblesse des revenus des e-sportifs résidant en Belgique, qui doivent souvent s’exiler en France, en Grande Bretagne ou aux Etats-Unis pour vivre de leur passion. Il suffit de comparer leur différence de salaire avec ceux qui sont partis pour se faire une idée: Julian “Twikii” Fernandez, e-joueur Fifa pour le Standard de Liège, est le seul en Belgique à vivre entièrement du e-sport avec 2000 euros par mois; Adil « Scream » Benrlitom, e-joueur Counter-Strike aux USA pour l’équipe EnvyUS, touche lui 25 000 euros par mois. En tout et pour tout, à peine 5% des e-sportifs belges ont remporté plus de 10 000 euros grâce aux gains des compétitions. Ceux qui restent en Belgique remplissent la plupart du temps différentes fonctions au sein de l’organisme qui les emploie. Zakaria “Emperatoor” Bentato par exemple, e-joueur du RSC Anderlecht, est également assistant marketing au club. Quant à Jason De Villers (encore lui), il suit en parallèle des études de psychologie. Pour lui, l’e-sport est un revenu de complément, même s’il souhaiterait faire carrière.
“Je pense que la vision qu’ont les gens du gamer est vraiment erronée, estime-t-il. Tout le monde a déjà joué aux jeux vidéos, c’est une grosse communauté. Mais je crois que la vision des gens va commencer à changer”. Cela prend en tout cas cette direction.